La nouvelle fut annoncée à Labé au conseil des anciens, après la prière traditionnelle du vendredi…
1- Introduction :
Les premiers venus dans la massif montagneux du Fouta-Djalon, dont l’altitude varie de 600 à 1.500 mètres, sont signalés vers le XIe siècle par l’infiltration de quelques familles, clans ou tribus marchant derrière leurs troupeaux à la recherche de pâturages et d’eau. Comme ils ne rencontrent aucune opposition, aucune hostilité, sans doute à cause de leur aspect famélique et pacifique, d’autres émigrants arrivent après eux, surtout aux XIVe, XVe, et XVIe siècles, accompagnés parfois de guerriers montés sur des chevaux. La famille de Tenghella, dont le célèbre Koli Tenghelli, est de ceux-là. Koli réussit à conquérir une partie du massif qu’il intègre dans un grand royaume que les Portugais appellent l’«empire de Grand Fulos ».
Durant cette période, les Peuls-pasteurs et les Jalonké (Baga, Nabu, Landuma, Susu, Jalunké, Malinké, etc.), chasseurs, agriculteurs et commerçants, réussissent à s’entendre tant bien que mal en échangeant les produits laitiers contre les produits de la terre.
Cette situation ne semble avoir été bouleversée que le jour où d’autres vagues de Foulbé, ou Peuls, pasteurs sont arrivées à leur tour non seulement avec leurs traditionnels troupeaux de bovins, d’ovins et de caprins, mais encore avec une nuée d’enfants et d’adolescents, chantant des cantiques, véritables mélopées que les échos faisaient résonner de loin en loin dans les verdoyantes
vallées entourées de montagnes arides et tristes, couvertes de brouillard. Fait nouveau avec ces derniers arrivants: ils refusent de boire le sangara (vin de palme) en compagnie des notables jalonké et pulli (noms donnés aux premiers Peuls païens arrivés dans dans le pays). Plus encore, ils refusent le sacrifice du poulet, du cabri ou du bouc en l’honneur des divinités tutélaires que symbolisent des pierres, des arbres, des bois ou de simples phénomènes de la nature comme l’éclair, la foudre, la lune, le soleil ou les étoiles. De surcroit, ils se permettent d’étendre des peaux de mouton pourfaire des gestes d’adoration en l’honneur d’un dieu invisible, la face tournée vers la même direction, le levant. C’est le comble!
Et si les divinités autochtones venaient à se fâcher ? Si la pluie refusait de tomber et si la terre cessait de donner de belles récoltes, à cause de ces nouveaux venus qui la martyrisent avec leurs genoux, leurs mains, leur front ?
Il faut chasser très vite ces intrus. Jalonké et Pulli se consultent. Ils sont d’accord : les nouveaux venus doivent cesser leurs génuflexions devant une divinité immatérielle, invisible (ces gens-là doivent être des sorciers puisque nous ne voyons pas leurs dieux … ), ou bien, ils doivent déguerpir, décamper rapidement avant que nos dieux ne se fâchent et que la terre martyre ne cesse de produire.
Les musulmans (car c’est d’eux qu’il s’agit) doivent partir ou apostasier ! Quelle abomination ! Plutôt mourir que de renoncer à la religion du Prophète ! Peu nombreux, ils se résignent à quitter les contrées habitées. Ils se réfugient un peu partout : dans les montagnes humides et arides, dans les forêts glacées ou dans les grottes obscures. Là, ils adorent librement leur Dieu unique, loin des sarcasmes, des brimades et des persécutions des Jalonké, et des Pulli païens. (Dans les dernières années du XVIIe siècle, ils étaient contraints de ramasser la terre sur laquelle ils avaient prié pour aller la jeter loin des habitations païennes.)
Comme toute idéologie persécutée, l’Islam fait des progrès très rapides. Ses adeptes attirent de jeunes Jalonké pour leur apprendre en cachette les versets du Coran et les prières quotidiennes. Ils soignent même les malades grâce à leur connaissance des plantes et des herbes — ne sont-ils pas des bergers venus du Sahel ou des bords de grands fleuves comme le Joliba (Niger) ou le Bafing (Sénégal) et vivant à longueur de journée avec les animaux ? Cette pharmacopée est parfois mélangée avec des versets coraniques, mais, parfois, ces derniers sont donnés seuls aux patients sous forme de talismans. Grâce à leur talent, les musulmans éblouissent la mentalité de jeunes païens, qui n’hésitent pas à aller raconter ce qu’ils ont vu ou entendu.
Par curiosité, par peur ou par haine, les parents accompagnent leurs enfants, ils entendent et ils voient. Alors un doute s’empare d’eux : que valent leurs divinités, objets inanimés, idoles glacées, devant tant de merveilles, tant de prodiges qu’offre le Dieu des musulmans?
Devant cet embarras, les Peuls islamisés, dont le nombre augmente d’année en année, par des naissances ou de nouveaux arrivages du Bundu, du Ferlo, du Tooro ou de Maasina, prennent confiance, s’enhardissent, décident de ne plus se cacher pour prier Dieu, pour étudier le Coran, pour chanter les louanges de leur Prophète. Mais voilà que les Jalonké et les Peuls réagissent vigoureusement et parfois même violemment. C’est la guerre, et pas n’importe quelle guerre : celle qui va décider enfin si c’est le Dieu dAbraham et de Mahomet qui doit triompher des multiples divinités païennes, ou l’inverse. C’est une guerre de religion, le djihad. Pour proclamer cette guerre, les musulmans convoquent une grande assemblée, à la tête de laquelle il y a vingt-deux lettrés musulmans, et parmi eux l’aieul dAlfa Yaya.
Après leur victoire, les musulmans partagent le Fouta en neuf grandes provinces (diiwe), dont celle (diwal) de Labé est incontestablement la plus importante grâce à son site et surtout grâce à la bravoure de ses dirigeants.
Qui est Alfa Yaya? Qu’a-t-il fait ? Quel a été le résultat de son action ? Comment la postérité l’a-t-elle jugé ? Est-ce que la légende corrobore la réalilé historique ? Autant de questions que l’on a essayé de poser et auxquelles on a tenté de donner une réponse.
Mais il est très difficile de cerner un personnage comme Alfa Yaya. Sa personnalité, vague, floue, mouvante, est cependant attachante, voire captivante.
Son milieu, son origine semblent avoir marqué Alfa Yaya. Il a le tact, la diplomatie et la ruse de sa lignée paternelle, celle des souverains Peuls. Il a la bravoure de sa lignée maternelle, celle des princes mandingues du Ngaabu. Il a la vanité du Mandingue et l’orgueil du Peul. Son amour-propre est poussé à l’extrême limite, mais sa générosité est légendaire. Il passe de la promptitude et de la brusquerie du Mandingue à la patience et à la ténacité du Peul.
Tout en lui est contradiction. Quand on sait avec quelle rapidité et quelle violence il a liquidé physiquement ses frères, ses cousins et tout ce qui faisait obstacle à sa marche vers le pouvoir, on ne peut que s’étonner de le voir louvoyer avec les autorités coloniales. Il a su précipiter sa rupture avec les almamis de Timbo, mais il n’a pas trouvé de temps pour s’attaquer aux colonisateurs.
En vérité, il a voulu utiliser l’homme blanc pour saper le fondement du pouvoir traditionnel de la théocratie musulmane de Timbo, incarnée par des almamis, et établir sa propre domination. Mais ce sont les Blancs, les « Oreilles rouges », qui se sont servis de lui pour arriver au même but. Le dupeur dupé.
Alfa Yaya ne semble pas avoir compris que l’homme blanc ne s’intéressait à lui que dans la mesure où il servait ses intérêts. Il n’avait pas le bagage intellectuel nécessaire pour cela. L’éthique peule dit que pour faire un homme sage, il faut trois éléments :
· l’expérience ou maturité (kellifuya)
· le voyage (yaadu)
· la connaissance (gandal)
Alfa Yaya ne possédait que le premier.
On peut dire enfin qu’Alfa Yaya était dévoré d’ambition, et qu’il a utilisé celle-ci au détriment d’une cause plus noble et moins égoiste. Il s’est comporté comme un parfait prince machiavélique.
Il a l’excuse de l’ignorance, et quand il s’est ravisé, c’était trop tard. Il a voulu agir par deux fois, et par deux fois ses adversaires l’ont neutralisé. Ces derniers, il est vrai, avaient sur lui deux avantages : l’armement et le savoir. S’il avait été un peu plus modeste, un peu plus discret, il aurait pu mieux se servir de ses atouts : sa connaissance du terrain et des hommes. Toutefois, s’il a échoué, ce n’est pas entièrement de sa faute, son échec est aussi imputable à la conjoncture dans laquelle Il a vécu. Il est venu trop tard dans un pays trop petit.
Le réel mérite d’Alfa Yaya, c’est en fait d’avoir tenté de faire quelque chose à un moment où tout le monde semblait résigné.
2- Histoire :
La nouvelle fut annoncée à Labé au conseil des anciens, après la prière traditionnelle du vendredi : Karamoko Dalen de Timbo est prêt lui aussi à lancer à travers les montagnes l’appel traditionnel à la guerre sainte, de même que Karamoko Sankun de Tuuba , Tierno Aliyyu Bhuuba Ndiyan
de Labé et Tierno Jibi de Kindiya. Aux frontières= du Labé, on peut compter sur l’appui réel, ou au moins sur la neutralité bienveillante des principaux chefs : jusqu’au Sahara septentrional, chez Maal Amim, on est prévenu des projets d’Alfa Yaya, on sait qu’il va passer à l’action et on guette les premiers signes de la guerre sainte, qui doit rejeter les infidèles à la mer.
, gouverneur général, est, comme on dit dans la langue de la diplomatie, « couvert » : en cas de critiques du ministre dont il dépend, il aura un dossier à présenter. Il donne carte blanche au gouverneur de Guinée pour prendre « toute initiative exigée par la situation », faire échec aux intentions « criminelles » d’Alfa Yaya et tuer dans I’œuf l’esprit de rébellion qui se répand au Fouta.
Fort de cette autorisation, le gouverneur de Konakry rassemble ses principaux collaborateurs :
Tierno Aliyyu, waliiyu de Gomba
, dont la culture n’avait d’égale que la volonté farouche de s’opposer au colonisateur.
dérivé du chant improvisé jadis à Konakry par un griot
. Ce chant, le griot personnel d’Alfa Yaya devait le populariser jusque dans les plus petits villages. Ainsi, par-delà les années et par la vertu d’une chanson, le nom du grand alfa du Labé se retrouvera, près d’un demi-siècle plus tard, étroitement associé à la réalisation de son rêve unique et impérieux : l’indépendance de son pays.
de Tuuba
Dans le même temps, Alfa Yaya expédie plusieurs missions ultra-secrètes hors des frontières du Labé : vers la Guinée portugaise ; en Sierra-Leone. Un ambassadeur est chargé de sonder le gouvernement britannique pour savoir si, en cas de désastre, ou pour diriger la lutte, Alfa Yaya pourrait trouver refuge chez les Anglais. Ali Thyam, employé des chemins de fer, est envoyé dans le pays sokoto à la recherche d’une alliance. Un autre conseiller est dépêché en Casamance, auprès du shérif Mahfud. Modi Aghibu, lui aussi, envoie son conseiller le plus proche, Juldé Nafu, en Mauritanie, où les sentiments anti-français sont très vifs. Partout, des représentants d’Alfa Yaya travaillent à s’attirer des appuis, à recueillir des armes, à sceller des alliances : on trouve la trace d’ambassades secrètes dans le Nord-Sénégal, auprès du shérif Shaykh Bu Kunta ; en Mauritanie, auprès de Shaykh Saadibu. Chaque envoyé est porteur, en plus d’une lettre et d’un message oral, de cadeaux en or, d’objets divers et d’une forte somme d’argent, variant entre 1 000 francs et 2 000 francs de l’époque.
On peut légitimement penser que l’administration coloniale est au courant d’une partie au moins de ces entreprises. Juge-t-elle que le danger est encore trop vague, que le roi n’est pas encore assez compromis ? Pour l’instant, elle ne réagit pas. Et Alfa Yaya peut, de Konakry, en toute impunité (comme le feront remarquer plus tard des chroniqueurs français), mettre son pays et ses amis en état d’alerte et constituer des arsenaux et un trésor de guerre. Sûr de lui et des forces qu’il sent se grouper et s’harmoniser autour de sa personne, il n’hésitera pas, un peu à court d’argent, à demander au gouverneur, sans préciser l’emploi qu’il compte en faire, une avance de fonds sur sa pension de 25 000 francs !
Pour le grand soulèvement, Alfa Yaya a décidé de constituer une armée sinon moderne, du moins importante et organisée : son plan implique que les Français, tenus en échec par la puissance de feu de l’ennemi, soient contraints d’abandonner le Labé et par extension, sans doute la totalité du Fouta. Le quartier général devait être installé à Kaadé. La contrebande des armes y était plus facile, en raison de la proximité de la frontière. Déjà s’y constituaient des dépôts d’armes de toute nature. Par la Gambie anglaise, par la Casamance, par la Guinée portugaise, par les escales de Boké et de Boffa, la traite des engins de guerre était active. La poudre arrivait cachée au fond des sacs de sel, dans des capsules dissimulées dans des poches spéciales cousues aux pantalons des porteurs. Dans le Labé, certains vendaient leurs bêtes pour acheter des fusils. La poudre, dont le prix courant était de 2 francs à 2,50 francs le kilo, avait atteint 10 francs. En Guinée portugaise, les deux centres de Dandun et de Médina, où Alfa Yaya avait beaucoup d’agents et d’amis, recelaient des [très nombreux] dépôts secrets de fusils, de pierres à fusil et de poudre.
Le trésor de guerre, dans le même temps, s’accroissait. Les percepteurs d’Alfa Yaya prélevaient des sommes importantes sur les chefs et les notables du Labé. Le roi lui-même empruntait à tous taux et par tous les moyens aux notables de Konakry. Il réussit même à obtenir des prêts de maisons européennes : c’est dire le crédit dont il bénéficiait et la confiance que beaucoup de gens, même parmi ses adversaires, plaçaient en lui.
Un peu partout, la tension monte. De retour de mission, les plus fidèles de ses conseillers, comme Dabo, Alfa Mamadou Siré, qui revient de Mauritanie, ou Juldé Nafu, « suivant » de Modi Aghibu, confirment tous que le Labé est prêt pour la guerre. Dans leur quasi-totalité, les karamokos du Labé apporteront tout leur appui, c’est-à-dire la caution de Dieu, au combat qui s’engage. Le waliiyu de Gomba par exemple, dont l’influence est grande, est entré en conflit avec les Français. Menacé à son tour de déportation et d’exil par l’administration coloniale, il vient de se ranger, avec tous ses fidèles, dans le camp d’Alfa Yaya.
Tierno Aliyyu, waliiyu de Gomba près de Kindiya Tierno Aliyyu Bhuuba Ndiyan de Labe Bokar Biro
se prépare à affronter les Français à Pooredaaka et qu’il s’est retiré à Bhuriya pour préparer ses derniers fidèles au combat, Alfa Yaya écrit au gouverneur français une lettre débordante d’amitié. Il faut noter qu’on ne possède que la traduction en français et non pas l’original en arabe ; l’interprète, attentif à s’attirer les faveurs des Français, est peut-être responsable de la flagornerie :
En récompense de ses services, Alfa Yaya a été reconnu « chef permanent » du Labé, du Kaadé et du Ngaabu. Il demeure sous la dépendance du nouvel almami de Timbo élu par les Français. Mais, point crucial, il peut s’adresser directement, pour les affaires de son diiwal, au résident français du Fouta-Djalon. Une lettre rédigée à Timbo, datée du 6 février 1897 et signée par le gouverneur général E. Chaudié, confirme cette nouvelle disposition. Elle comble les aspirations d’Alfa Yaya, qui échappe désormais, s’il le veut, à l’autorité de l’almami de Timbo. Mais elle implique aussi le démembrement de l’imamat du Fouta par l’autorité coloniale, puisqu’une des provinces de l’imâmat peut désormais traiter directement avec l’autorité supérieure en passant par-dessus l’almami !
Pour le colonisateur, c’est une victoire importante, assez paradoxale à la réflexion. Car le jour même où il détruit implicitement les fondations de la fédération théocratique, le gouverneur Chaudié signe avec le représentant du gouverneur de Guinée, de Beeckman, un traité de protectorat qui stipule que « la France s’engage à respecter la constitution traditionnelle du Fouta-Djalon. »
fait les remarques suivantes :
prit alors une décision plus révolutionnaire : en 1901, deux arrêtés divisaient en deux régions l’ancien royaume théocratique du Fouta — qui était du même coup rayé de la carte d’Afrique.
Demougeot le confirma plus tard) : rompre l’unité du Fouta, faire disparaître la nationalité foulane, détruire de façon définitive, au profit du colonisateur, l’unité du vieux royaume théocratique. En vérité, il semble que, au début du moins, Alfa Yaya ait surtout recherché à tirer un profit personnel des nouvelles dispositions prises par les Français. Leurs objectifs lui échappent-ils ou bien feint-il de ne pas les comprendre ? Il adresse plusieurs lettres au gouverneur général français Noël Ballay, lui signalant que de nouvelles divisions administratives lui semblent porter atteinte à l’intégrité et à l’unité de sa province. Par la même occasion, il proteste contre le soutien que le gouverneur français du Sénégal accorde à Muusa Moolo, son ennemi, alors que lui, Alfa Yaya, était un ami de la France « avant que le Fouta-Djalon ne soit sous l’autorité de la France ». Dans une autre lettre au gouverneur, il rappelle qu’il a envoyé un ambassadeur à Paris. Mais les Français ne lui adressent que des réponses évasives et des conseils :
« Faites confiance à la justice, à la gratitude de la France, et prenez patience… »
Prendre patience… En 1903, le gouverneur général Roume, sur les conseils du capitaine Bouchez, qui le représente auprès d’Alfa Yaya, prend la décision d’accroître encore le nombre de cercles du diiwal du Labé ! Ils seront désormais au nombre de cinq. L’intention du colonisateur — démanteler les grands commandements « indigènes », disloquer le diiwal en tant que province vestige de l’ancien régime — est maintenant évidente. Mais Alfa Yaya continue de ruser : il feint de croire encore à l’amitié, au soutien des Français. Sans doute pense-t-il profiter de la pression qu’ils exercent pour affaiblir définitivement les deux almamis, alfaya et soriya. Il n’est pas dupe, mais il joue la naïveté. Il prétend discerner dans le jeu des Français une motivation unique : la perception des impôts (dont, en réalité, il reçoit un certain pourcentage
La division du diiwal en cercles plus nombreux facilitait en effet la tâche des percepteurs coloniaux. Ils recueillaient l’argent et certains produits du pays désignés pour l’administration, et dont le prix était fixé et accepté d’avance. Cette contrainte, d’ailleurs, n’allait pas sans tragédies : incapables d’acquitter les sommes exigées par l’homme blanc, certains pasteurs étaient obligés de vendre leurs bêtes ! Or, pour un Peul du Fouta, comme pour n’importe quel pasteur d’Afrique occidentale, vendre un boeuf, c’est perdre une partie de sa raison de vivre ! Et il est certain que la popularité de l’alfa ne sortait pas intacte de ces drames.
chercher un cheval de secours, celui de Tierno Gaadiri Saatina, employé de M. Guertin, commerçant français de la ville.
Le griot Jeli Modi, crieur publie de Boké, ayant, aidé de son tambourin, annoncé l’arrivée du roi dans toute la ville, la foule est massée pour voir le cortège déboucher du nord. Treize chevaux, dont celui d’Alfa Yaya, tout blanc, ouvrent la marche, entourés de griots locaux rameutés le long de la route par la réputation d’Alfa Yaya et sa générosité légendaire. Les musiciens sont de plus en plus nombreux autour des voyageurs, certains originaires de la lointaine Casamance.
Botté jusqu’aux genoux, enveloppé d’un boubou blanc brodé sous un manteau arabe de laine à capuchon, coiffé d’un bonnet de velours, tenant à la main une lance, symbole du pouvoir, Alfa Yaya apparaît fier et hautain, précédé de sa tabala (tambour royal). Sur son passage, les têtes s’inclinent spontanément.
le roi du Kaakandi, Abul Bokar Kumbassa, et les chefs traditionnels accueillent les voyageurs sur la grande place de la ville. Après l’échange de cadeaux, Alfa Yaya est conduit dans une maison en dur (encore visible de nos jours à Boké). Pendant plusieurs jours, les fêtes se succèdent, les cadeaux — des boeufs, des moutons, des tissus, de l’argent, de la cola — affluent vers le roi du Labé, qui les rétrocède à son hôte. Ainsi, il n’aurait pas à souffrir de son séjour. Les musiciens se succèdent : guitares, violons, flûtes et balafons ne cessent de jouer, et les danses se déroulent de façon continue. Le roi du Labé accepte ces hommages avec satisfaction. Aux Français, il cherche à donner l’image de l’insouciance. Mais, la nuit, il tient des conciliabules avec des chefs de districts, secrètement convoqués par le roi du Kaakandi. L’approche de la guerre sainte est le thème de toutes les palabres.
Alfa Yaya savait que les préparatifs de la guerre sainte ne pouvaient avoir échappé aux Français. Devait-il le nier, jouer les innocents ou, au contraire, laisser planer une vague menace ? Et quelle allait être l’attitude du « lanɗo » des Blancs, averti du complot qui se tramait contre lui ? Le gouverneur général Roume, en vérité, n’avait jamais eu l’intention de répondre au rendez-vous de Boké. Des documents puisés aux archives coloniales en apportèrent plus tard la preuve. A Paris, Binger avait approuvé le plan qui consistait à destituer Alfa Yaya de ses fonctions, à l’interner au Dahomey pour une durée de cinq ans avec sa famille (mesure de faveur), afin d’étouffer dans l’oeuf les velléités de rébellion. Et l’entrevue supposée de Boké n’avait d’autre but que de s’emparer du roi du Labé sans risquer de troubles graves.
notre marabout, et pour vous saluer et vous faire savoir que j’ai peur du gouverneur. Je vous demande de vouloir bien prier pour que nous échappions au danger, et je me confie à vous pour les prières, et vous répète que j’ai peur, que j’ai bien peur. »
écrit :
Alfa Ibrahima Diallo, prestigieux lanɗo (roi) du diiwal (province), venait d’avoir un fils, le cinquième. Dieu le lui avait envoyé par l’intermédiaire de Kumantyo, une princesse originaire de Ngaabu, le royaume mandingue situé à l’ouest. Le nouveau prince était né à Fulamori, un village situé précisément aux confins du Labé et du Ngaabu. Il avait reçu le nom de Yaya, « le vivant », et, par anticipation, le titre honorifique de moodi (« lettré »).
Les anciens de la province, représentant les grandes familles du Labé, se formèrent en cortège pour aller congratuler chez lui le grand Alfa Ibrahima, fils d’Alfa Salihu, petit-fils de Modi Alusayni, descendant du prestigieux Alfa Muhamadu Sellu, dit Karamoko Alfa Mo Labé, premier alfa du Labé et compagnon du légendaire Ibrahima Sambegu, dit Karamoko Alfa Mo Timbo, marabout thaumaturge, ascète mystique, qui jeûna sept ans, sept semaines et sept jours, avant d’entreprendre la cruelle guerre sainte de 1726 qui aboutit à la création du royaume du Fouta-Djalon.
Cette énumération dit assez de quelle lignée illustre
est issu le prince qui vient de voir le jour ! La plus illustre du Labé, la plus puissante du Fouta. N’a-t-elle pas donné au royaume de nombreux lamɓe, chefs suprêmes des croyants de la région ? De la mosquée de Labé au « carré » du lanɗo adossé à la petite rivière Saase qui cerne la ville, il n’y a que quelques pas, et une haie de fougère, barrière dérisoire mais sacrée, car nul ne songerait à venir troubler la quiétude de la cour, une dizaine de cases réparties autour de celle du souverain.
Toute la population du Labé, celle de Dow-Saare et de Ley-Saare, les quartiers du centre, de la mosquée et du négoce, comme les habitants des collines qui entourent la ville, accompagnent les notables en chantant et en dansant : un nouveau prince est né, et il y a lieu de se réjouir.
Sur le seuil de sa case royale, la seule que l’on puisse approcher après avoir pénétré dans la cour, Alfa Ibrahima accepte avec la sérénité qui est sa marque les félicitations des anciens. Tous sont ses frères, ses cousins ou ses compagnons d’armes. Autour du lanɗo, une dizaine de guerriers, armés de la lance d’apparat, forment comme une garde attentive , les prières succèdent aux souhaits de longue vie. Le lanɗo écoute tout en inclinant sa tête enturbannée. Il approuve l’intention du conseil d’envoyer un messager, porteur de la bonne nouvelle, à Fugumba, capitale religieuse du Fouta, siège de la grande mosquée, où l’ancêtre d’Ibrahima et ses compagnons proclamèrent jadis la guerre sainte. Un autre messager ira à Timbo, capitale politique ou réside l’Almami du Fouta, dont le turban blanc à neuf tours symbolise l’autorité qu’il détient sur les neufs provinces. Alfa Ibrahima approuve en silence. Peut-être, en écoutant les louanges, les prières, les souhaits qui se succèdent sur les lèvres de ses visiteurs, a-t-il l’intuition du destin hors de pair qui attend son dernier-né ? Si une vision le visite, il n’en laisse rien paraître. C’est avec son sourire habituel et lointain qu’il prend congé des notables de Labé, avant de se retirer lentement dans l’ombre de sa case royale, pour reprendre sa prière interrompue ou sa méditation.
La plupart de ces païens n’opposent en général qu’une résistance partielle aux guerriers de l’alfa : seuls les Ngaabunké représentent militairement un grand danger, au point que les alfa du Labé doivent parfois s’allier aux almamis de Timbo et du Bhundu pour en venir à bout. C’est une de ces campagnes difficiles et périlleuses qui va servir d’initiation au jeune guerrier. Il sait se servir de l’arc, de la lance, et il bout d’impatience. Dès le premier combat, il se rue sur l’ennemi. Son père, qui l’observe, ne décèle nulle frayeur sur le visage du jeune homme, même au plus fort de l’engagement. Aucun doute, il a reçu de Dieu les vertus du courage. Désormais, Modi Yaya, à l’âge où les enfants partagent encore leur temps entre le harem et la mosquée d’études, fait office d’aide de camp de son père. Il est de toutes les expéditions, de chaque campagne ! Il a reçu un sabre de combat. A cheval, il multiplie les exploits. Au retour, il caracole fièrement auprès de l’alfa victorieux.
Ce traitement de faveur va avoir une première conséquence: éveiller la jalousie des autres fils d’Alfa Ibrahima Diallo. Le courage, la précocité, les faits d’armes de Modi Yaya annoncent évidemment une ambition puissante. A treize ans, il apparaît comme un prince épris de gloire, donc de pouvoir, candidat au trône de son père, bien qu’assez éloigné sur la liste de succession.
L’alfa réfléchit longuement. L’ambition de son fils cadet ne lui déplaît pas : elle lui rappelle sa propre jeunesse. Et quel père n’éprouve pas de plaisir à se revoir, comme dans un miroir, à travers son héritier ? Mais elle l’inquiète aussi. Ce goût prématuré de la puissance ne va-t-il pas pousser le jeune lion à des excès ? Saura-t-il entretenir de bonnes relations avec ses frères jaloux de ses dons et des faveurs dont il jouit ? Ces réflexions conduisent le souverain à prendre une décision pour tenter d’éviter les conflits entre frères. Il décide de distribuer de son vivant les commandements des districts de son diiwal, étant entendu que les princes reconnaîtront la primauté de l’aîné, Modi Aghibu. La répartition des commandements donne lieu à de longues discussions. Finalement, Aghibu reçoit le misiide de Kubiya, Yaya celui de Kaadé et le Ngaabu, les autres districts étant partagés entre les différents héritiers mâles.
Dinah Salifu, roi des Nalu, de la basse côte guinéenne. Yaya engage sa cavalerie au grand complet. C’est son unité d’élite, et elle lui revient fort cher. Les chevaux, originaires du Sahel, région chaude et sèche, supportent mal le climat montagneux du Fouta, froid et humide. Au-delà de trois ans de service, les bêtes perdent leur ardeur, elles survivent rarement plus de cinq ans. Mais, durant leur période d’activité, les chevaux de Yaya, montés par des cavaliers bien entraînés, constituent le fer de lance de sa troupe. Celle-ci comprend, en majorité, des fantassins armés de fusils à pierre, d’arcs et de flèches, de lances, de sabres et de sagaies. Certains hommes portent la hache à manche court et le couteau à double tranchant.
Comme les cavaliers, les fantassins sont entraînés par Modi Yaya lui-même. Quant à ses officiers, ils sont choisis avec le plus grand soin. La plupart, d’ailleurs, sont étrangers : Mandingues, ou Toorobɓe originaires du Fouta Tooro.
Appuyée par les troupes moins organisées, mais efficaces, de son allié Dina Salifu, le roi des Nalu, l’armée de Modi Yaya, de Kaadé, part en campagne. Tocba
l’infidèle, candidat à la royauté, est attiré dans un guet-apens : il est tué par Modi Yaya lui-même. C’est la victoire. De leur côté, les Fulakunda se replient en désordre. Laissant à son allié Salifu le soin de les poursuivre et de les exterminer, Yaya revient à Kaadé chargé de gloire et prêt pour de plus vastes desseins.
Trois balles d’or (les balles de plomb, dit-on, sont incapables de transpercer le corps d’un chef protégé par ses talismans) tirées, un matin, à la grande porte de la mosquée de Labé, où il vient de faire ses prières, mettent un terme prématuré à la vie d’Alfa Aghibu, fils aîné du grand Alfa Ibrahima. Les assassins s’enfuient. On a à peine entrevu leurs visages, mais nul ne s’interroge sur le bras qui les a armés : Modi Yaya vient d’inspirer le premier meurtre politique de sa carrière, qui en comportera bien d’autres.
. Il va en découdre avec les souverains des autres royaumes de la « fédération » du Fouta. Car il convient de ne pas oublier que le diiwal (province) du Labé, même s’il représente la moitié du Fouta et que sa province est de loin la plus puissante, la plus grande et la plus riche, n’est qu’un élément de la mosaïque théocratique du royaume. Certains de ses chefs n’hésiteront pas à rechercher l’appui des Européens. Yaya va aussi voir naître et grandir une opposition chez de nombreux chefs de sous-provinces, ou districts, du diiwal de Labé sur lequel il règne, compte tenu du fait aggravant que certains de ces chefs acceptent mal, traditionnellement, l’autorité de l’alfa du Labé. Il va voir surgir de nouveaux ennemis dans des royaumes voisins. Et enfin, il va devoir manoeuvrer avec les colonisateurs français, déjà solidement implantés dans cette région de l’Afrique et qui entreprennent d’étendre leur influence. Devant ces obstacles divers et complexes, Alfa Yaya déploie des qualités singulières d’homme d’Etat, de négociateur et, finalement, d’homme de guerre, figure légendaire dressée contre ses ennemis de l’intérieur et contre la domination coloniale.
Tierno Ibrahima. Ibrahima était un homme d’un grand rayonnement, non pas tant en raison de l’étendue de sa province, le Ndaama, capitale Busurah, que de ses qualités personnelles de grand lettré, initié, il passait aussi pour saint (waaliyu) dans son district et bien au-delà. Désapprouvant les actes qui avaient porté Yaya au pouvoir, il avait décidé d’échapper à son autorité, souhaitant dépendre désormais directement de l’almami de Timbo, c’est-à-dire du pouvoir central. Naturellement, Alfa Yaya ne pouvait accepter de perdre un de ses districts. Les pourparlers durèrent plusieurs années, jusqu’à ce que Yaya se décidât à confier l’affaire à l’administration coloniale. En 1897, à la suite de cinq différents traités restés sans effet, le Fouta était finalement devenu un protectorat, du moins en théorie.
Le résident Noirot prêta l’oreille aux plaintes de Yaya et accepta de se rendre à Busurah pour faire comprendre son erreur au waliyu de Ndaama. Alfa Yaya l’accompagnait pour cette mission délicate, bien que le waliyu eût prévenu Noirot qu’il l’accueillerait volontiers seul et que la présence d’Alfa Yaya était intolérable à ses yeux. Quand il apprit que son ennemi participait à l’expédition, le waliyu Ibrahima n’hésita pas à faire ouvrir le feu sur la colonne (selon d’autres sources, c’est la présence de Noirot et non celle de Yaya que le waliyu avait jugée inacceptable). Ce point de l’histoire n’a jamais été éclairci. En tout état de cause, les sofas (soldats) du waliyu attaquèrent le résident, qui approchait de Busurah, Alfa Yaya et son escorte s’étant prudemment arrêtés à peu de distance, dans le petit village qui fut appelé plus tard Kure-nyaaki, aujourd’hui Danghiri. Sous la violence de l’attaque, les hommes de Noirot prirent la fuite, d’autant qu’en plus des balles de plomb des milliers d’abeilles de guerre, projetées par les sofas à l’aide de tuyaux de bambou, les dardaient de piqûres mortelles. (Le mot kure-ynaaki, dont est tiré le nom du village sus-mentionné, signifie « balles d’abeilles ».) Averti de l’attaque, Alfa Yaya se porta au secours de Noirot, à qui il sauva la vie en détournant sur lui et ses hommes le tir et les ardeurs des sofas. Mais la colonne dut rebrousser chemin, ses survivants encadrant un résident furieux et méditant une vengeance. Celle-ci, d’ailleurs, ne devait pas tarder : proclamant qu’à travers lui c’était la France qui avait été attaquée, s’appuyant sur Alfa Yaya, à qui il devait la vie, Noirot fit arrêter le waliiyu Tierno Ibrahima avec deux de ses enfants, Modi Jaawo et Modi Alimu, et un de ses cousins, Modi Himaya. Ils furent déportés au Gabon. Sur le chemin de l’exil, avant, d’atteindre Konakry, ils s’arrêtèrent à Kaadé. Alfa Yaya vint à leur rencontre. Il ne put dissimuler un certain sourire de triomphe (Noirot lui avait promis la plus grande partie des richesses du waliyu, qu’il reçut en effet, et son autorité sur le Ndaama était confirmée). Tierno Ibrahima, vaincu et prisonnier, lui lança cette malédiction :
— Tu m’as trahi, les « Oreilles rouges » m’ont arrêté, mais tu subiras bientôt le même sort.
Le saint du Ndaama ne devait pas survivre longtemps à son exil. Il mourut peu après son arrivée au Gabon (en 1902). Ses compagnons ne rentrèrent au Fouta qu’en 1905. Sans doute Alfa Yaya avait, par cette opération, éliminé un problème difficile aux frontières du Labé et renforcé son autorité. Mais il avait aussi fait le jeu des colonisateurs, débarrassés par cette machination d’un ennemi déterminé et intelligent, à l’influence considérable.
Comme beaucoup des actes politiques ou stratégiques d’Alfa Yaya, l’interprétation varie suivant l’éclairage sous lequel on l’envisage. Mais, pour l’instant, la victoire d’Alfa Yaya est évidente. Il est plus puissant, plus riche que jamais. Il est l’ami personnel du résident français et entretient les meilleurs rapports avec les « Oreilles rouges », malgré l’aide que ceux-ci ont prodiguée auparavant à son ennemi, le roi du Firdu. Mais la politique n’est-elle pas le royaume du paradoxe et de la contradiction ? L’avenir sourit au grand alfa du Labé, dont l’étoile brille sur le Fouta, comme le soleil.
Sûr de lui, de ses forces et de ses hommes, l’alfa du Labé n’est pas pour autant débarrassé de tout problème. Ses rapports avec le pouvoir central de Timbo sont loin d’être excellents. C’est presque une tradition au Fouta : entre les almamis (suzerains) et les alfa des diiwe, vassaux provinciaux, la tension est quasi permanente. On disait parfois, à Timbo, que le Labé était ingouvernable, car rebelle à toute autorité qui ne venait pas de l’intérieur. L’arrivée au pouvoir d’Alfa Yaya n’avait fait que confirmer cette opinion, augmenter les craintes du pouvoir central.
Yaya, pourtant, tient son pouvoir des almamis, qui l’ont aidé à se débarrasser de son rival le plus dangereux, le géant Alfa Gaasimu, « l’ami des Français ». Cette situation n’oblige-t-elle pas Yaya a une certaine reconnaissance ? De la reconnaissance… Un sentiment. Alfa Yaya est un réaliste, et quand les colonialistes lui proposent d’entrer dans un jeu complexe, dont le but est d’affaiblir le pouvoir de l’almami de Timbo, sinon de le supprimer, il se retourne contre ses alliés d’hier — n’hésitant pas à s’engager dans la voie choisie jadis par son ennemi Gaasimu : la collaboration avec le colonisateur. Il prend la tête d’une coalition contre l’almami Bokar Biro, un homme dont la popularité ne cesse de se développer dans les diiwe. L’almami est défait à la bataille de Bantignel-Tokoséré (en 1895) et ne trouve son salut que dans une fuite humiliante ! Un nouvel almami, jeune frère du vaincu, Modi Abdullaahi, est alors élu avec l’approbation des Français. Mais le souverain déchu, refusant la défaite, a levé des troupes : à Petel-Jiga, l’année suivante, il défait les coalisés. Le sort a basculé. Bokar Biro se réinstalle dans sa capitale. Alfa Yaya va-t-il, avec la totalité des chefs de province (sauf un, celui du Timbo), se rendre à Timbo pour s’incliner devant l’almami, pour faire amende honorable ? Bien au contraire, Yaya décide de se rapprocher encore des Français. Au terme d’une longue négociation, il accepte de leur céder le territoire de Kahel, à la frontière du Labé et du Timbi. Un ingénieur, le comte Oliver de Sanderval, envisage de construire une voie de chemin de fer entre la côte atlantique et la capitale du Fouta, et il a besoin de ce territoire. La manoeuvre de Yaya est claire : il sait que le pouvoir de l’almami est de plus en plus précaire, et il rassemble les atouts pour le faire chanceler : ce qu’il vise maintenant, c’est le turban et le pouvoir de l’almami du Fouta. En novembre 1896, l’affrontement définitif a lieu : les hommes de l’almami Bokar Biro se heurtent à la colonne française du capitaine Muller, secondés par les partisans d’Umar Bademba (du parti Alfaya) et de Sori Yilili, ennemis farouches de l’almami. Celui-ci a, en vain, cherché des appuis dans ses diiwe : les alfa, sur la recommandation ou la menace de Yaya, ont refusé de renforcer ses troupes. L’almami Bokar Biro
, isolé, abandonné, sauf par ses sept cents sofas fidèles mais mal armés, dépositaire d’un pouvoir qui fond comme la brume sur les montagnes, engage à Pooredaaka une bataille sans espoir. Il sait ce qui a inspiré les trahisons dont il est victime : l’ambition de Yaya. Mais il sait aussi que le colonisateur sera le seul vainqueur. Avant de lâcher ses dernières réserves contre les Français, mieux armés et bien organisés, Bokar Biro lance avec un accent pathétique une malédiction que les faits vont confirmer :
Mo araali Pooredaaka, o yahay Daaka-poore.
(Ceux qui m’ont trahi à Pooredaaka iront recueillir le caoutchouc au à Daakapoore [campement des collecteurs de caoutchouc] .)
Les historiens hésitent encore sur les raisons, à ce moment, qui ont inspiré à Alfa Yaya sa politique d’alliance avec les Français. Sa haine pour l’almami de Timbo l’aveuglait-elle au point de lui masquer les retombées de ses actes, essentiellement l’émiettement de la résistance face au protectorat envahissant ? Son ambition l’aveuglait-elle à ce point ou, au contraire, ayant pressenti le caractère inéluctable de la domination coloniale, avait-il comme objectif prioritaire de fortifier son autorité et son pouvoir, en prévision d’un conflit futur ?
Quelles que soient ses pensées et ses arrière-pensées, Alfa Yaya, ayant éliminé son adversaire principal, continue de jouer la carte française, et avec un enthousiasme évident. On retrouve la trace de cette attitude dans les archives coloniales françaises de l’époque. Certains documents étonnent même par l’excès de propos. Comme l’almami Bokar Biro
. En récompense de ses services, Alfa Yaya a été reconnu « chef permanent » du Labé, du Kaadé et du Ngaabu. Il demeure sous la dépendance du nouvel almami de Timbo élu par les Français. Mais, point crucial, il peut s’adresser directement, pour les affaires de son diiwal, au résident français du Fouta-Djalon. Une lettre rédigée à Timbo, datée du 6 février 1897 et signée par le gouverneur général E. Chaudié, confirme cette nouvelle disposition. Elle comble les aspirations d’Alfa Yaya, qui échappe désormais, s’il le veut, à l’autorité de l’almami de Timbo. Mais elle implique aussi le démembrement de l’imamat du Fouta par l’autorité coloniale, puisqu’une des provinces de l’imâmat peut désormais traiter directement avec l’autorité supérieure en passant par-dessus l’almami !
Pour le colonisateur, c’est une victoire importante, assez paradoxale à la réflexion. Car le jour même où il détruit implicitement les fondations de la fédération théocratique, le gouverneur Chaudié signe avec le représentant du gouverneur de Guinée, de Beeckman, un traité de protectorat qui stipule que « la France s’engage à respecter la constitution traditionnelle du Fouta-Djalon. »
fait les remarques suivantes :
prit alors une décision plus révolutionnaire : en 1901, deux arrêtés divisaient en deux régions l’ancien royaume théocratique du Fouta — qui était du même coup rayé de la carte d’Afrique.
Demougeot le confirma plus tard) : rompre l’unité du Fouta, faire disparaître la nationalité foulane, détruire de façon définitive, au profit du colonisateur, l’unité du vieux royaume théocratique. En vérité, il semble que, au début du moins, Alfa Yaya ait surtout recherché à tirer un profit personnel des nouvelles dispositions prises par les Français. Leurs objectifs lui échappent-ils ou bien feint-il de ne pas les comprendre ? Il adresse plusieurs lettres au gouverneur général français Noël Ballay, lui signalant que de nouvelles divisions administratives lui semblent porter atteinte à l’intégrité et à l’unité de sa province. Par la même occasion, il proteste contre le soutien que le gouverneur français du Sénégal accorde à Muusa Moolo, son ennemi, alors que lui, Alfa Yaya, était un ami de la France « avant que le Fouta-Djalon ne soit sous l’autorité de la France ». Dans une autre lettre au gouverneur, il rappelle qu’il a envoyé un ambassadeur à Paris. Mais les Français ne lui adressent que des réponses évasives et des conseils :
« Faites confiance à la justice, à la gratitude de la France, et prenez patience… »
Prendre patience… En 1903, le gouverneur général Roume, sur les conseils du capitaine Bouchez, qui le représente auprès d’Alfa Yaya, prend la décision d’accroître encore le nombre de cercles du diiwal du Labé ! Ils seront désormais au nombre de cinq. L’intention du colonisateur — démanteler les grands commandements « indigènes », disloquer le diiwal en tant que province vestige de l’ancien régime — est maintenant évidente. Mais Alfa Yaya continue de ruser : il feint de croire encore à l’amitié, au soutien des Français. Sans doute pense-t-il profiter de la pression qu’ils exercent pour affaiblir définitivement les deux almamis, alfaya et soriya. Il n’est pas dupe, mais il joue la naïveté. Il prétend discerner dans le jeu des Français une motivation unique : la perception des impôts (dont, en réalité, il reçoit un certain pourcentage
). La division du diiwal en cercles plus nombreux facilitait en effet la tâche des percepteurs coloniaux. Ils recueillaient l’argent et certains produits du pays désignés pour l’administration, et dont le prix était fixé et accepté d’avance. Cette contrainte, d’ailleurs, n’allait pas sans tragédies : incapables d’acquitter les sommes exigées par l’homme blanc, certains pasteurs étaient obligés de vendre leurs bêtes ! Or, pour un Peul du Fouta, comme pour n’importe quel pasteur d’Afrique occidentale, vendre un boeuf, c’est perdre une partie de sa raison de vivre ! Et il est certain que la popularité de l’alfa ne sortait pas intacte de ces drames.
chercher un cheval de secours, celui de Tierno Gaadiri Saatina, employé de M. Guertin, commerçant français de la ville.
Le griot Jeli Modi, crieur publie de Boké, ayant, aidé de son tambourin, annoncé l’arrivée du roi dans toute la ville, la foule est massée pour voir le cortège déboucher du nord. Treize chevaux, dont celui d’Alfa Yaya, tout blanc, ouvrent la marche, entourés de griots locaux rameutés le long de la route par la réputation d’Alfa Yaya et sa générosité légendaire. Les musiciens sont de plus en plus nombreux autour des voyageurs, certains originaires de la lointaine Casamance.
Botté jusqu’aux genoux, enveloppé d’un boubou blanc brodé sous un manteau arabe de laine à capuchon, coiffé d’un bonnet de velours, tenant à la main une lance, symbole du pouvoir, Alfa Yaya apparaît fier et hautain, précédé de sa tabala (tambour royal). Sur son passage, les têtes s’inclinent spontanément.
, le roi du Kaakandi, Abul Bokar Kumbassa, et les chefs traditionnels accueillent les voyageurs sur la grande place de la ville. Après l’échange de cadeaux, Alfa Yaya est conduit dans une maison en dur (encore visible de nos jours à Boké). Pendant plusieurs jours, les fêtes se succèdent, les cadeaux — des boeufs, des moutons, des tissus, de l’argent, de la cola — affluent vers le roi du Labé, qui les rétrocède à son hôte. Ainsi, il n’aurait pas à souffrir de son séjour. Les musiciens se succèdent : guitares, violons, flûtes et balafons ne cessent de jouer, et les danses se déroulent de façon continue. Le roi du Labé accepte ces hommages avec satisfaction. Aux Français, il cherche à donner l’image de l’insouciance. Mais, la nuit, il tient des conciliabules avec des chefs de districts, secrètement convoqués par le roi du Kaakandi. L’approche de la guerre sainte est le thème de toutes les palabres.
Alfa Yaya savait que les préparatifs de la guerre sainte ne pouvaient avoir échappé aux Français. Devait-il le nier, jouer les innocents ou, au contraire, laisser planer une vague menace ? Et quelle allait être l’attitude du « lanɗo » des Blancs, averti du complot qui se tramait contre lui ? Le gouverneur général Roume, en vérité, n’avait jamais eu l’intention de répondre au rendez-vous de Boké. Des documents puisés aux archives coloniales en apportèrent plus tard la preuve. A Paris, Binger avait approuvé le plan qui consistait à destituer Alfa Yaya de ses fonctions, à l’interner au Dahomey pour une durée de cinq ans avec sa famille (mesure de faveur), afin d’étouffer dans l’oeuf les velléités de rébellion. Et l’entrevue supposée de Boké n’avait d’autre but que de s’emparer du roi du Labé sans risquer de troubles graves.
, notre marabout, et pour vous saluer et vous faire savoir que j’ai peur du gouverneur. Je vous demande de vouloir bien prier pour que nous échappions au danger, et je me confie à vous pour les prières, et vous répète que j’ai peur, que j’ai bien peur. »
écrit :
se prépare à affronter les Français à Pooredaaka et qu’il s’est retiré à Bhuriya pour préparer ses derniers fidèles au combat, Alfa Yaya écrit au gouverneur français une lettre débordante d’amitié. Il faut noter qu’on ne possède que la traduction en français et non pas l’original en arabe ; l’interprète, attentif à s’attirer les faveurs des Français, est peut-être responsable de la flagornerie :
« Monsieur le Gouverneur, je suis nuit et jour et avec tous mes sujets à votre disposition. Vous êtes le seul maître absolu de mon pays et nous sommes tous entre vos mains. J’apprends que Bokar Biro a l’intention de rassembler ses partisans dans le Fouta pour essayer de m’enlever le pouvoir à Labé. Je me mets entièrement entre vos mains, ainsi que tout ce que je possède. Mais il faut que vous m’assistiez afin que j’aie l’autorité suffisante pour commander tous les pays qui m’appartiennent. »
Il cite ces pays et termine par ces mots :
« Moi, Alfa Yaya, fils d’Ibrahima, je vous donne tous les pays dont je suis le seul maître, en ce moment, avec toute ma famille et mes biens. »
Sincère ou non, conforme à l’original ou déformé par le traducteur, cette confession séduit l’administration coloniale, qui n’a d’ailleurs pas attendu pour rendre grâce au grand chef du Labé, ami fidèle de la France qui n’a pas pactisé ave
, de Labe
Tierno Aliyyu, waliiyu de Gomba
, près de Kindiya
, de Tuuba
Dans le même temps, Alfa Yaya expédie plusieurs missions ultra-secrètes hors des frontières du Labé : vers la Guinée portugaise ; en Sierra-Leone. Un ambassadeur est chargé de sonder le gouvernement britannique pour savoir si, en cas de désastre, ou pour diriger la lutte, Alfa Yaya pourrait trouver refuge chez les Anglais. Ali Thyam, employé des chemins de fer, est envoyé dans le pays sokoto à la recherche d’une alliance. Un autre conseiller est dépêché en Casamance, auprès du shérif Mahfud. Modi Aghibu, lui aussi, envoie son conseiller le plus proche, Juldé Nafu, en Mauritanie, où les sentiments anti-français sont très vifs. Partout, des représentants d’Alfa Yaya travaillent à s’attirer des appuis, à recueillir des armes, à sceller des alliances : on trouve la trace d’ambassades secrètes dans le Nord-Sénégal, auprès du shérif Shaykh Bu Kunta ; en Mauritanie, auprès de Shaykh Saadibu. Chaque envoyé est porteur, en plus d’une lettre et d’un message oral, de cadeaux en or, d’objets divers et d’une forte somme d’argent, variant entre 1 000 francs et 2 000 francs de l’époque.
On peut légitimement penser que l’administration coloniale est au courant d’une partie au moins de ces entreprises. Juge-t-elle que le danger est encore trop vague, que le roi n’est pas encore assez compromis ? Pour l’instant, elle ne réagit pas. Et Alfa Yaya peut, de Konakry, en toute impunité (comme le feront remarquer plus tard des chroniqueurs français), mettre son pays et ses amis en état d’alerte et constituer des arsenaux et un trésor de guerre. Sûr de lui et des forces qu’il sent se grouper et s’harmoniser autour de sa personne, il n’hésitera pas, un peu à court d’argent, à demander au gouverneur, sans préciser l’emploi qu’il compte en faire, une avance de fonds sur sa pension de 25 000 francs !
Pour le grand soulèvement, Alfa Yaya a décidé de constituer une armée sinon moderne, du moins importante et organisée : son plan implique que les Français, tenus en échec par la puissance de feu de l’ennemi, soient contraints d’abandonner le Labé et par extension, sans doute la totalité du Fouta. Le quartier général devait être installé à Kaadé. La contrebande des armes y était plus facile, en raison de la proximité de la frontière. Déjà s’y constituaient des dépôts d’armes de toute nature. Par la Gambie anglaise, par la Casamance, par la Guinée portugaise, par les escales de Boké et de Boffa, la traite des engins de guerre était active. La poudre arrivait cachée au fond des sacs de sel, dans des capsules dissimulées dans des poches spéciales cousues aux pantalons des porteurs. Dans le Labé, certains vendaient leurs bêtes pour acheter des fusils. La poudre, dont le prix courant était de 2 francs à 2,50 francs le kilo, avait atteint 10 francs. En Guinée portugaise, les deux centres de Dandun et de Médina, où Alfa Yaya avait beaucoup d’agents et d’amis, recelaient des [très nombreux] dépôts secrets de fusils, de pierres à fusil et de poudre.
Le trésor de guerre, dans le même temps, s’accroissait. Les percepteurs d’Alfa Yaya prélevaient des sommes importantes sur les chefs et les notables du Labé. Le roi lui-même empruntait à tous taux et par tous les moyens aux notables de Konakry. Il réussit même à obtenir des prêts de maisons européennes : c’est dire le crédit dont il bénéficiait et la confiance que beaucoup de gens, même parmi ses adversaires, plaçaient en lui.
Un peu partout, la tension monte. De retour de mission, les plus fidèles de ses conseillers, comme Dabo, Alfa Mamadou Siré, qui revient de Mauritanie, ou Juldé Nafu, « suivant » de Modi Aghibu, confirment tous que le Labé est prêt pour la guerre. Dans leur quasi-totalité, les karamokos du Labé apporteront tout leur appui, c’est-à-dire la caution de Dieu, au combat qui s’engage. Le waliiyu de Gomba par exemple, dont l’influence est grande, est entré en conflit avec les Français. Menacé à son tour de déportation et d’exil par l’administration coloniale, il vient de se ranger, avec tous ses fidèles, dans le camp d’Alfa Yaya.
Karamoko Dalen de Timbo est prêt lui aussi à lancer à travers les montagnes l’appel traditionnel à la guerre sainte, de même que Karamoko Sankun de Tuuba, Tierno Aliyyu Bhuuba Ndiyan
de Labé et Tierno Jibi de Kindiya. Aux frontières= du Labé, on peut compter sur l’appui réel, ou au moins sur la neutralité bienveillante des principaux chefs : jusqu’au Sahara septentrional, chez Maal Amim, on est prévenu des projets d’Alfa Yaya, on sait qu’il va passer à l’action et on guette les premiers signes de la guerre sainte, qui doit rejeter les infidèles à la mer.
, gouverneur général, est, comme on dit dans la langue de la diplomatie, « couvert » : en cas de critiques du ministre dont il dépend, il aura un dossier à présenter. Il donne carte blanche au gouverneur de Guinée pour prendre « toute initiative exigée par la situation », faire échec aux intentions « criminelles » d’Alfa Yaya et tuer dans I’œuf l’esprit de rébellion qui se répand au Fouta.
Fort de cette autorisation, le gouverneur de Konakry rassemble ses principaux collaborateurs :
Tierno Aliyyu, waliiyu de Gomba
, dont la culture n’avait d’égale que la volonté farouche de s’opposer au colonisateur.
dérivé du chant improvisé jadis à Konakry par un griot
. Ce chant, le griot personnel d’Alfa Yaya devait le populariser jusque dans les plus petits villages. Ainsi, par-delà les années et par la vertu d’une chanson, le nom du grand alfa du Labé se retrouvera, près d’un demi-siècle plus tard, étroitement associé à la réalisation de son rêve unique et impérieux : l’indépendance de son pays.