Il fallait être bien naïf pour penser que Alpha Condé allait s’installer tranquillement au pouvoir à Conakry et être un président de la République élu qui allait pouvoir mettre en œuvre son programme politique et économique…
La réalité guinéenne, une fois encore, s’impose à tous. La règle est toujours la même ; et j’aime à la rappeler : « Un intellectuel assis va moins loin qu’un con qui marche » (réplique écrite par Michel Audiard pour le film Un taxi pour Tobrouk).
Alors, si on prend en compte que Condé n’est pas exactement l’intellectuel que ses affidés prétendent qu’il est et, qu’en plus, il est mal assis sur un fauteuil présidentiel passablement délabré, on ne s’étonnera pas que, moins de sept mois après son investiture (21 décembre 2010), il fasse déjà l’objet d’une tentative (sérieuse mais avortée) de… coup d’Etat ou de « liquidation » physique ; à l’heure à laquelle j’écris ces lignes, l’attaque de Kipé reste encore mystérieuse. Dans son déroulement comme dans sa… motivation.
Mais cela ne change rien à l’affaire. On peut bien nous rebattre les oreilles avec la première élection démocratique jamais organisée en Guinée, la victoire de Condé, le 7 novembre 2010, n’a pas été équitable : 18,25 % des voix au premier tour alors que son adversaire dépassait les 44 % et 52,52 % au deuxième tour organisé près de… cinq mois plus tard ; le temps de mener une formidable campagne « anti-peule » contre le candidat Cellou Dalein Diallo, campagne que Christophe Châtelot qualifiera dans Le Monde « d’ethno-stratégie opportuniste » (cf. LDD Guinée 026/Mercredi 17 novembre 2010). Une campagne à laquelle les militaires guinéens ont participé sur le terrain de la manière la plus abjecte. Une question se posait : Condé est-il dans la main de ces militaires ? Qui pouvait en douter ? Il a passé plus de temps en France qu’en Guinée et, pendant tout ce temps, les cadres de l’armée ont mis la main sur l’économie guinéenne, transformant le pays en un immense territoire mafieux où, pour survivre, il fallait « contribuer ».
En menant une campagne « anti-peule », Condé a semblé donner des gages aux militaires ; aujourd’hui, ils attendent un retour sur investissement. Qui, manifestement, tarde. Ce serait à l’honneur de Condé de penser qu’il ne doit rien à personne sauf aux Guinéens. Je doute qu’il soit aussi conscient que cela de la réalité guinéenne. Son gros point faible, c’est qu’il pense être président de la République de Guinée quand il n’est qu’une caution qui rassure la « communauté internationale » (un « opposant historique » à la tête d’un pays qui n’avait, jusqu’alors, connu que la dictature et pas la plus soft) et permettait au pays, jusqu’à ce matin, de laisser penser qu’il était comme les autres.
Condé s’est attribué, dans le gouvernement, le portefeuille de la Défense. C’est dire qu’il est – pour les militaires – en première ligne ; il ne faut pas perdre de vue qu’en 2010, le budget de la défense représentait 30 % du budget de l’Etat. Un gouffre pour l’Etat ; une rente pour l’armée ! Impossible de gérer une telle situation sans un ancrage fort dans la population. Or, Condé c’est, mathématiquement, à peine 19 % de l’électorat guinéen (son score au premier tour). C’est dire que plus de 80 % de la population n’y trouve pas son compte. Et pour que le compte soit bon, il fallait rassembler ; or Condé a choisir d’exclure.
Il y a chez Condé beaucoup de Gbagbo Laurent. Le même contentement de soi, les mêmes certitudes, la même suffisance et ce sentiment – tellement peu « socialiste » – d’être dans la main de Dieu. Sauf que Dieu, en cette année 2011, n’aime pas beaucoup les dictatures et les régimes autoritaires. Condé n’est sans doute pas un dictateur, mais il serait abusif de qualifier la Guinée de pays « démocratique » ; et le régime mis en place a tout d’un régime autoritaire. Pouvait-il en être autrement sachant d’où venait la Guinée ? La réponse est non. Mais entre l’autoritarisme légitime (et efficace) de l’Etat et l’autoritarisme d’un homme ou d’une clique, il y a une marge. La priorité, en Guinée, est de construire un Etat autour d’une nation. Cela ne se fait pas par l’exclusion. Et, en Guinée, l’exclusion est permanente ; comme elle l’a été en Côte d’Ivoire. « L’ethno-stratégie opportuniste » de Condé n’a pas été mise en œuvre que pour gagner la présidentielle. Elle est, à l’instar de ce qu’a été « l’ivoirité », le fondement de son action.
Démonstration : le 7 janvier 2011, quelques semaines après la cérémonie d’investiture, Condé nomme au poste de médiateur de la République le général Facinet Touré. On peut s’étonner de voir un officier supérieur en charge d’une responsabilité qui a une signification sociale considérable ; un général guinéen, ce n’est quand même pas un homme « neutre » ! Touré n’est pas un nouveau venu sur la scène politique : il a 77 ans, il a participé au coup d’Etat du 3 avril 1984 qui, à la suite de la mort de Ahmed Sékou Touré, a porté Lansana Conté au pouvoir et a été membre du CMRN. Plusieurs fois ministre, il a été très proche de l’ancien chef de l’Etat avant de prendre ses distances. Il retrouvera la proximité du pouvoir lors de la transition : il sera, au temps de Sékouba Konaté, secrétaire général de la chancellerie. La rumeur laissera entendre que c’est chez lui que s’est décidée la… désignation de Condé à la présidence de la République. Ne soyons pas naïf. Puisqu’il y avait « élection » et non pas « révolution », il fallait bien que la négociation soit au cœur de cette « transition » ; les militaires, quand ils sont au pouvoir, ne sont jamais des enfants de chœur (et, d’ailleurs, il faut se méfier, aussi, des enfants de chœur).
Bon, voilà donc Touré nommé médiateur de la République. Mais pas encore en poste. Il boude Condé – qui n’aurait pas nommé assez de ressortissants de Basse-Guinée au gouvernement – et Condé le boude pour en avoir fait publiquement la remarque ; Touré dira qu’il a cependant, pendant ce temps, parcouru le monde pour porter la bonne nouvelle « condéiste ». Reste à connaître la réponse à une question majeure : « qui t’a fait roi ? ». Touré va se répandre dans les médias, se plaignant d’être « snobé » par le chef de l’Etat. Et le vendredi 20 mai à Conakry, à l’occasion d’un « point de presse », il dira ceci : « Les peuls ont le pouvoir économique et ne devraient donc pas chercher à obtenir le pouvoir politique au risque de provoquer une tension dans le pays ». Belle déclaration pour un médiateur. On pouvait penser que de tels mots allaient le disqualifier, ses propos étant jugés scandaleux par les peuls et les « démocrates ». Or le 11 juillet 2011, Condé l’installe, enfin, officiellement dans sa fonction de médiateur de la République. Condé serait-il dans la main de Touré et de son mentor, Sékouba Konaté, celui qui a laissé sans faire d’histoires son job de « patron » à Condé ? C’est ce que laisserait penser l’arrestation, le 7 juillet 2011, à Conakry, du colonel Moussa Keita, ex-secrétaire permanent du CNDD au temps de Dadis Camara. Keita – dont les Guinéens seraient, depuis, sans nouvelles – venait de dénoncer le détournement de 22 millions de dollars par… Konaté !
C’est dans ce contexte de règlements de compte entre militaires qu’intervient la tentative d’assassinat de Condé au cours de la nuit passée ; si c’est, effectivement, une action militaire qui aurait échoué et non pas une provocation/manipulation ! (Diallo était attendu à Conakry après de longs mois passés à l’étranger ; mais il était encore hier – lundi 18 juillet 2011 – à Dakar, son vol ayant été annulé pour des raisons techniques ; or, chacun de ses retours est l’occasion d’une répression contre les militants de son parti, l’UFDG). Quoi qu’il en soit, près de vingt mois après la tentative d’assassinat de Camara (3 décembre 2009), la Guinée renoue avec ses vieux démons et Condé devrait, très rapidement, en tirer les leçons. En est-il capable ?
Jean-Pierre BEJOT
La Dépêche Diplomatique
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