« L’homme dont le père fut tué par un animal rouge aura toujours peur d’une termitière cramoisie même à distance par réflexe », dit un adage guinéen. Témoin oculaire du sort malheureux et parfois humiliant des chefs d’État qui ont tenté l’aventure incertaine de tripatouillage constitutionnel ces dernières années, Alpha Condé pourrait faire une volte-face spectaculaire et inattendue.
En effet, depuis qu’il est entré dans les dernières lignes droites de son second et dernier quinquennat, selon l’actuelle constitution, sur laquelle il a juré à deux reprises de respecter et faire respecter sous peine de parjure, Alpha Condé affiche une volonté sournoisement manifeste de s’éterniser au pouvoir, quel que soit le prix à payer. Quitte à sacrifier des vies humaines et détruire des biens matériels en engageant un bras de fer avec les forces de résistance populaire à un éventuel tripatouillage de la constitution qui aboutirait à un coup d’état constitutionnel. Tels sont les constats et les analyses de nombreux citoyens et observateurs de la scène politique guinéenne.
Cependant, pour sauver son honneur et préserver son intégrité physique, il n’est pas exclu qu’Alpha Condé, en fin politique et capable d’opérer un rétropédalage in extremis, finisse par prendre tout le monde au dépourvu, en renonçant à son projet de tailler la constitution sur mesure. Et ce à cause des risques qu’un tel projet pourrait entrainer. Pour tenter d’étayer cette assertion, je me permets de dégager un certain nombre de raisons et d’hypothèses :
L’âge du président : A 81 ans au moins, Alpha Condé est visiblement fatigué par cet âge malgré son apparence physique plus ou moins bonne. Toute personne qui le côtoie ces derniers temps ne dira pas le contraire. Cet octogénaire ne peut plus déroger à la loi de la nature : celle des rendements décroissants inhérents au vieillissement, même s’il s’efforce à donner l’impression d’être en plénitude de ses aptitudes physiques, physiologiques, etc. Cet état de fait relance le débat sur l’incompatibilité entre une certaine fourchette d’âge et les charges présidentielles plus contraignantes et épuisantes.
L’Afrique de l’Ouest n’est pas l’Afrique Centrale : Comparaison n’est pas raison, dit-on. Du coup, penser que ce qui est possible au Cameroun, en République du Congo ou au Tchad est possible en Guinée relève de l’utopie. L’Afrique de l’Ouest a quasiment sonné le glas à la dictature et au tripatouillage constitutionnel qui sont entre autres des pratiques qui sapent l’état de droit et les chances de l’alternance démocratique. Les cas d’Obasanjo du Nigeria, de Mamadou Tanja du Niger et de Blaise Compaoré du Burkina Faso, qui ont tenté un projet d’amendement constitutionnel à visée politicienne dans leurs pays respectifs, restent encore dissuasifs. Aussi, le vent du printemps arabe continue à souffler en Algérie et au Soudan. Et les effets de contagion ne sont pas à minimiser sur d’autres parties du continent. A l’évidence donc, Alpha Condé est conscient du fait que la témérité du peuple du 28 septembre est désormais irréductible devant les velléités de n’importe quel chef.
La menace de la CEDEAO contre le recul de la démocratie dans l’espace communautaire : les dirigeants de l’instance suprême de la communauté l’ont fait savoir sans équivoque par la voix du président nigérien Mahamadou Issoufou, désigné président en exercice de la CEDEAO, à l’occasion du 55e Sommet ordinaire de la Conférence tenu le 29 juin 2019 à Abuja. A l’évidence, les dirigeants de la sous-région comprennent l’agenda caché derrière ce projet de changement constitutionnel avec, en toile de fond, la possibilité de faire sauter le verrou de l’Article 27 de la Constitution de 2010, qui stipule qu’« en aucun cas, nul ne peut exercer plus de deux mandats présidentiels consécutifs ou non ». Par ailleurs, les dirigeants de la sous-région semblent réticents à tout comportement susceptible de compromettre les acquis démocratiques de la Communauté, surtout en Guinée où le pire avait été évité de justesse sous les régimes successifs des militaires, grâce aux efforts conjugués de la Communauté internationale dont la CEDEAO. D’où l’obligation morale et jurisprudentielle pour cette organisation de déployer tous les outils de diplomatie préventive, conformément aux instruments et mécanismes régionaux de gouvernance et de démocratie (Protocole relatif au mécanisme de prévention, de gestion, de règlement des conflits et de maintien de la paix et de la sécurité de 1999 et son Protocole additionnel sur la démocratie et la bonne gouvernance de 2001).
Les caisses de l’Etat guinéen sont sous pression : la récente performance macroéconomique du pays est maquillée des vulnérabilités extrêmes. La croissance unijambiste de la Guinée, essentiellement tirée des mines, a du mal à se diversifier et s’immuniser contre le fléau de la corruption généralisée, de la gabegie et des dépenses extra budgétaires. Visiblement, beaucoup d’investisseurs ou de bailleurs étrangers semblent observer une mesure de prudence dans un contexte d’incertitudes entretenues par ce projet de nouvelle constitution. Face à cette aversion au risque, la Guinée pourrait courir le risque d’organiser, sur fonds propres, le référendum constitutionnel, ainsi que les élections présidentielles et législatives en 2020, au détriment des dépenses d’investissements. Le gouvernement guinéen peut-il réussir ce partisans l’apport des partenaires techniques et financiers internationaux ? Gros point d’interrogation ! À rappeler que les deux dernières élections en Guinée (présidentielle en 2015 et locales en 2018) auraient couté au trésor public la bagatelle de 57 millions d’euros. Partir de ce postulat, le référendum constitutionnel, la présidentielle et les législatives prochaines, s’ils sont organisés séparément, coûteraient au trésor guinéen 107 millions d’euro (25% d’augmentation moyenne). Ce qui représenterait au minimum 5% du budget annuel du gouvernement pour l’exercice 2019 (2 153 000 000 euros approx.)
Dans un contexte macroéconomique et financier fragile, ce serait la croix et la bannière pour le gouvernement Kassory, déjà sous pression, d’accuser ce manque à gagner. La conjoncture étant dure – la fourniture des services sociaux de base nettement en baisse, pourrait se détériorer davantage, engendrant du coup des troubles sociaux. En outre, l’impatience de la couche juvénile, de plus en plus exigeante, intransigeante et politiquement consciente, s’avèrera difficile à contenir en conséquence.
L’opposition de l’Elysée à un troisième mandat pour Alpha Condé : Le président français Emmanuel Macron se montre très hostile aux manœuvres pouvant miner les acquis démocratiques et l’Etat de droit en Afrique, comme en témoigne son discours de Ouagadougou le 28 novembre 2017 à l’occasion de sa première visite d’Etat en Afrique subsaharienne. De plus, le Quai d’Orsay récemment diffusé un communiqué rappelant la nécessité d’observer les principes démocratiques, pluralistes et inclusifs entre autres dans la gouvernance du pays. On apprend également qu’Alpha Condé aurait cherché à maintes reprises à obtenir, en vain, des audiences avec le président Macron ces derniers temps. Dans sa ligne de mire, Macron serait intraitable sur son refus à voir un projet de référendum qui permettrait à Alpha Condé de briguer un autre mandat au-delà de la limite constitutionnelle.
Crainte de souiller l’héritage qu’il souhaite léguer : Alpha Condé se plait à rappeler fièrement qu’il s’est battu pendant 40 ans pour la démocratie et la bonne gouvernance en Guinée. Il sait pertinemment que l’aventure référendaire dans laquelle il hésite à se lancer s’avère périlleuse. Un proverbe de chez nous dit « autant que le serpent s’imagine passer à l’assaut envers la personne qui le menace canne à la main, autant cette dernière craint une contre-attaque plus nuisible et plus forte ». Par conséquent, plus l’actuel président guinéen affine ses plans pour s’éterniser au pouvoir, plus le peuple de Guinée affute ses armes pour contrecarrer ses nouvelles dérives autoritaires et refuser la remise en cause des sacrifices consentis par de nombreux martyrs de la démocratie et de l’Etat de droit. « Je ne suis pas venu pour gouverner un cimetière » disait Alpha Condé, alors qu’une centaine de morts sont déplorés depuis son avènement à la magistrature suprême du pays, lui donnant à réfléchir sur la meilleure approche possible afin d’éviter l’épée de Damoclès et de léguer un héritage semblable à ses années de lutte politique. N’y a-t-il pas une vie après la présidence ? Alpha Condé est conscient que s’il finissait sa présidence dans le déshonneur et l’humiliation, en forçant un projet de troisième mandat anticonstitutionnel, il perdrait toute légitimité et crédibilité dû à un ancien chef d’Etat au service des médiations continentales, voire à l’échelle mondiale. N’a-t-il pas dit qu’il sera le Mandela de la Guinée ?
Le Chef de l’Etat guinéen, grand adorateur des honneurs et titres, serait également tenté par égrener dans ses palmarès le « Prix Mo Ibrahim », récompense décernée annuellement aux dirigeants ayant fait preuve d’un grand leadership sur un continent où de nombreux présidents refusent de quitter le pouvoir et entravent le développement économique et social. Lauréat reçoit donc 5 millions de dollars, une somme étalée sur dix ans, puis une allocation annuelle à vie d’un montant de 200.000 dollars.
L’armée, gardienne de la démocratie et des institutions : Ce n’est un secret pour personne qu’à la chute du régime Conté, l’armée s’est alignée du côté du peuple, malgré les velléités des caciques du régime à perpétuer un système impopulaire, antidémocratique et prédateur. Dans une moindre mesure, une partie de l’armée était restée apolitique et soumise à l’autorité civile. Mais à présent, nonobstant les actes apparemment insidieux de caporalisation et d’inféodation de l’armée, dans le cadre de la réforme du secteur de sécurité et de défense (RSSD), par l’éviction et l’éloignement d’éléments redoutables ou le décernement des titres et grades aux éléments acquis au régime, l’attitude de l’armée est difficile à prévoir. Elle regorge tant de patriotes que de brebis galeuses. Sa mue républicaine amorcée, même au détriment de ses propres intérêts, est irréversible ; Alpha Condé le sait très bien.
Les forces vives de la Nation vent debout pour la défense des acquis démocratiques et l’Etat de droit : Comme en 2007, force est de reconnaitre que toutes les franges de la société guinéenne et toutes les sensibilités politiques, hormis la mouvance présidentielle, s’accordent d’ores et déjà sur la nécessité de préserver la stabilité et la cohésion sociale. Elles sont vent debout, différemment, contre un projet de tripatouillage constitutionnel et les risques de division et recul démocratique qui en découleront. C’est le sens du combat que mène déjà le Front National pour la Défense de la Constitution (FNDC) sur le terrain avec ses antennes à l’étranger depuis un certain moment. Par ailleurs, la sortie médiatique du Kountigui de la Basse Côte, Elhadj Sékouna Soumah, pour marquer son opposition au projet de troisième mandat pour Alpha Condé constitue un revers pour ce dernier. En dépit de toutes les manœuvres et opérations de charme envers les populations et l’achat des leaders d’opinion et personnalités influentes du pays à travers des faveurs pécuniaires et des postes juteux à la fonction publique, la réticence et la résistance populaire à un éventuel troisième mandat ne faiblissent pas. Au contraire, elles montent crescendo tant à l’intérieur que dans la diaspora ; c’est la guerre de survie du peuple de Guinée.
Le peuple guinéen surtout en Haute Guinée (fief traditionnel d’Alpha Condé) ne croit plus à l’homme providentiel et rédempteur : « La couverture qui n’a pas pu te protéger du froid à l’état neuf, ne saura faire autant quand elle deviendra usée », enseigne un autre adage de chez nous. C’est dire que ce qu’Alpha Condé n’a pas pu réaliser depuis bientôt 10 ans, il ne pourra pas le faire pendant un temps additionnel. Incrédules devant ses nombreuses promesses non tenues, les populations s’en donnent à cœur joie à égrener non sans ironie une liste non exhaustive de ces promesses, dont entre autres : un aéroport international à Maféreya, une route 4×4 entre Conakry-Bamako, un chemin de fer entre Conakry-Bobo-Dioulasso, un étudiant une tablette… Alors ce ne sera pas à l’âge octogénaire qu’il pourrait redonner de l’espoir à cette masse silencieuse déçue et délaissée par la mauvaise gouvernance d’Alpha Condé. Une gouvernance caractérisée par les pratiques politiques malsaines, liberticides, et dangereuse à l’unité nationale, à la cohésion sociale, à la paix ainsi qu’au développement harmonieux du pays. A beau mentir aux siens, ils finiront par ne plus te croire. Tant et si bien qu’il est avide de pouvoir, Alpha Condé ne tergiverse pas à recourir à l’ethno-stratégie, son arme de gouvernance par prédilection, pour conserver son pouvoir. Ce fléau n’a jamais atteint ce seuil aussi élevé depuis l’existence de la Nation guinéenne. Ainsi, tenir des propos publiquement comme quoi il a donné, durant ses quinquennats, la primature ou l’assemblée nationale à une telle région naturelle de la Guinée est une illustration éloquente d’un climat délétère à l’unité nationale et aux valeurs républicaines dont Alpha Condé se rendrait condamnable.
Au vu de ce qui précède, Alpha Condé mesure les risques de conflits susceptibles d’amener le pays au gouffre et à la violence généralisée. Il est aussi conscient de l’environnement politique international peu favorable à son projet à haut risque. En conséquence, il pourrait en renoncer en fin de compte, laissant ses imprudents partisans en plein désarroi. Dès lors, tous ceux et toutes celles qui sont sur le pied de guerre pour la promotion d’un troisième mandat ont intérêt à se raviser afin d’éviter le jugement de l’Histoire qui interviendra inéluctablement. L’homme passe mais la Nation reste jusqu’à la fin des temps. A bon entendeur, salut !
Ibrahim KALLO, Juriste et Expert en Aide Humanitaire et Développement International