Pourquoi ouvrir le tiroir de l’histoire contenant cet épisode du 22 novembre 1970?…
L’agression militaire du 22 novembre 1970 contre la République de Guinée a été la plus haute expression de désaccord sur la nature et l’orientation de la politique nationale entre, d’une part, le régime du Parti Démocratique de Guinée (PDG) et, d’autre part, les membres du Front National de Libération de la Guinée (FNLG). Les deux groupes avaient des conceptions et positions différentes de ce que devrait être le type de gouvernement et le style de gouvernance à mettre en place en Guinée.
De notre point de vue, les mêmes dynamiques qui ont causé cette tragédie politico-sociale persistent dans la Guinée d’aujourd’hui. Ces dynamiques ont pris la forme d’une division des classes politiques en deux camps dont les relations relèvent plus de l’inimitié que de l’adversité. Pour éviter l’escalade de cet antagonisme, il y a lieu d’entreprendre un véritable processus de réconciliation nationale entre les deux franges de la population. En plus, pour trouver une solution durable, il importe d’identifier les racines du mal et les extirper afin de bâtir une nouvelle Guinée politiquement stable et économiquement viable.
Mais pour comprendre les dynamiques qui avaient catalysé l’agression du 22 novembre 1970, qui est le thème de cet article, il faudrait rappeler les contextes politiques et historiques qui prévalaient alors dans le monde, en Afrique, et en Guinée.
Contexte de la politique mondiale
En 1970, la guerre froide battait son plein entre, d’une part, les Etats-Unis d’Amérique et ses alliés de l’OTAN et, d’autre part, l’Union Soviétique et ses partisans du Pacte de Varsovie. Cette guerre était dite « froide » parce qu’elle était indirecte et non-déclarée. Aussi, elle excluait l’engagement militaire des deux puissances pour éviter un holocauste nucléaire qui aurait anéanti toutes vies sur terre, disait-on alors. Quelle dynamique sous-tendait la guerre froide ?
Les leaders de la Révolution bolchevique d’octobre 1917, dont Vladimir Lénine, croyaient que le communisme était la panacée des problèmes sociaux. Partant, ils envisageaient l’expansion de ce modèle de gestion politique à l’échelle planétaire, autant que possible. Pendant la même période, les Etats-Unis d’Amérique, qui étaient en passe de devenir la plus grande puissance économique de l’après-guerre, croyaient plutôt en une économie de marché. C’est pourquoi ce pays s’opposait au communisme qu’il considérait comme étant une menace à l’initiative privée, qui est un des éléments cardinaux des libertés fondamentales de l’individu.
Contexte de la politique en Afrique
L’année 1970 consacrait la première décennie des indépendances dans nombre de pays d’Afrique. Une période qui, comme l’a rapporté Onwumechili, sera caractérisée par des turbulences politico-militaires. Entre 1950 et 2004, le continent connaîtra 87 coups d’état militaires dont 44 réussis. Au cours de la seule année 1966, le Général Joseph Arthur Ankrah renversera Kwame Nkrumah, au Ghana ; le colonel Jean-Bedel Bokassa renversa David Dacko en République Centrale Africaine ; Ntare V déposera Mwambutsa, au Burundi ; une junte militaire dirigée par le Major Chukwuma Kaduna Nzeogwu assassinera Aboubacar Tafawa Balewa au Nigeria. En 1968, le Lieutenant Moussa Traoré renversera Modibo Keïta au Mali. Ces successions de coups d’état militaires troubleront, à raison, les dirigeants civils d’alors, créant chez nombre d’entre-eux la paranoïa du complot.
Contexte de la politique en Guinée
Bien avant 1970, la Guinée avait ses problèmes politiques internes, certes ces problèmes étaient encore à l’état larvaire. En fait, comme le rapporte Goerg (2006) le PDG avait réussi à absorber certaines formations politiques comme le Bloc Africain de Guinée (BAG). Cette « unification » de partis politiques, qui avait été plus manipulée que négociée, avait cultivé et entretenu une hostilité entre, d’une part, le PDG-RDA – qui avait opté pour l’indépendance de la Guinée – au BAG qui, d’autre part, voudrait rejoindre la communauté franco-africaine. Ce désaccord influencera les rapports entre les acteurs politiques des deux camps pendant les 26 ans de pouvoir du PDG. On n’est même porté à croire que cette divergence de position déclenchera, à tort ou à raison, la série de complots contre le régime du PDG. Certains de ces complots étaient vrais, comme le soutiennent Faligot et Krop dans leur ouvrage intitulé La piscine (1985) et d’autres faux, comme le démontre Abdoulaye Diallo dans son témoignage La Vérité du Ministre (2004), parmi d’autres.
En résumé, l’agression du 22 novembre 1970 contre la Guinée s’était déroulée pendant la « guerre froide » entre les Etats-Unis et l’ex-Union Soviétique. La même période était caractérisée par une instabilité politique des jeunes états africains qui avait graduellement cultivé une hantise chez les « pères des indépendances ». Ce fait avait engendré des régimes plus ou moins dictatoriaux dans les pays africains, en particulier la Guinée.
Agression du 22 Novembre 1970
Selon le commandement de l’opération, l’attaque du 22 novembre 1970 avait été planifiée par le gouverneur militaire de Bissau, puis soumis à Lisbonne pour aval en 1969. Le nom de code de l’opération était « Mar Verde » ou en Français « Mer Verte ». Selon des archives, l’attaque avait été menée conjointement par deux alliés : l’Armée Portugaise – sous la direction du Commandant Alpoim Calvao et de son adjoint Rebordao de Brito – et le Front National de Libération de la Guinée (FNLG).
Le Portugal avait utilisé les unités de commandos qui opéraient à l’époque dans les colonies de Guinée Bissau et d’Angola. La direction du FNLG avait recruté ses hommes dans les pays limitrophes de la Guinée, comme le Sénégal, la Gambie et la Côte d’Ivoire. Leur entraînement militaire s’était passé sur l’île de Souga, en Guinée Bissau alors sous domination du Portugal. C’est ainsi que le 22 Novembre 1970, à 2 heures du matin, le contingent portugais de 220 commandos et fusiliers marins et 200 combattants du FNLG, à bord de cinq navires de guerre dont l’Hydra, l’Orion et le Montante, débarquaient à Conakry.
Il est à souligner que le gouvernement portugais d’alors, pour éviter d’exacerber la colère de l’opinion internationale contre lui, avait voulu cacher son implication dans l’invasion de la République de Guinée. Cette démarche du Gouvernement de Marcelo Caetano, celui qui avait pris la direction du Portugal après la mort du dictateur Salazar, devait sa raison à deux motifs. D’une part, le Portugal avait déjà assez de problèmes avec l’ex-Union des Républiques Socialistes Soviétiques (URSS) et ses alliés au sujet des guerres de pérennisation coloniale qu’il menait en Angola contre le Mouvement Populaire pour la Libération de l’Angola (MPLA), en Guinée Bissau et au Cap Vert contre le Parti Africain pour l’Indépendance de la Guinée et du Cap-Vert (PAIGC), et au Mozambique, contre le Front de Libération du Mozambique (FRELIMO).
D’autre part, les Etats-Unis d’Amérique – membre influent des Nations Unies – voyaient d’un mauvais œil les guerres coloniales que le Portugal poursuivait en Afrique, après les séries d’indépendances des années 1960 sur ce continent. Selon des archives, le Portugal ne bénéficiait donc que du soutien de l’Allemagne Fédérale, de la France et, dans une moindre mesure, de celui de l’Espagne. C’est donc dans le dessein de garder l’anonymat que l’Etat-major portugais avait habillé les membres de l’expédition « Mar Verde » en treillis différents de ceux de ses troupes régulières. N’eut été la désertion du lieutenant Janeiro et de ses hommes, la Commission d’Enquête des Nations Unies – établie dans les jours qui avaient suivi l’invasion par la Résolution N° 290, adoptée le 8 décembre 1970 – aurait difficilement prouvé la responsabilité du Portugal quant à l’attaque contre la République de Guinée.
Dessous de l’agression du 22 Novembre 1970 : Après analyse du déroulement de l’attaque ainsi que des cibles assignées à chacun des pelotons il parait évident que les Portugais et le FNLG avaient, chacun, des objectifs complémentaires mais différents. Le commando portugais était chargé d’accomplir les objectifs qui relevaient des intérêts de Lisbonne. Parmi ces objectifs il y avait : 1) la libération des prisonniers de guerre portugais ; 2) la destruction de la base du PAIGC ; 3) la destruction des vedettes de la marine guinéenne qui transportaient les minutions en Guinée Bissau pour le compte du PAIGC ; 4) l’assassinat d’Amilcar Cabral, le chef du PAIGC ; 5) prêter main-forte au FLNG pour anéantir le président Sékou Touré afin de le remplacer par un leader favorable à Lisbonne.
En fait, comme le commandant Alpoin Calvao le rapporte dans ses mémoires, les Portugais devaient rester à Conakry pour appuyer le FNLG si cette organisation avait pris le pouvoir.
Pour le FNLG, l’objectif portait sur la prise du pouvoir en Guinée par le biais de l’assassinat d’Ahmed Sékou Touré. Mais pour ce faire, il faillait, entre autres : 1) attaquer et détruire le Camp Samory qui se trouve proche de la Présidence guinéenne, ceci pour limiter toute tentative de protection du président de la part d’éventuels loyalistes ; 2) saboter la Centrale électrique afin de plonger Conakry dans l’obscurité pour raisons de tactiques militaires ; 3) saisir la radio afin d’empêcher le régime du PDG d’organiser une éventuelle résistance populaire.
Gains et Pertes du Portugal Le Commando portugais avait atteint les objectifs suivants : 1) la destruction des vedettes rapides du PAIGC ainsi que de celle de la marine militaire guinéenne; 2) la libération de 26 prisonniers de guerre ; 3) la destruction partielle du camp du PAIGC.
Selon les archives tenues par le commandement de l’expédition, les Portugais avaient perdu un soldat au cours de l’opération. Une défaillance de renseignements portant sur la localisation du président Ahmed Sékou Touré et du chef du PAIGC, Amilcar Cabral, avait conduit à l’échec quant à l’assassinat des deux personnalités.
Gains et Pertes du FNLG Le FLNG avait enregistré un succès en matière de propagande politique : son attaque avait mis en cause la popularité du régime du PDG, tel que le déclarait les médias de la Révolution. Aussi, son action avait créé une psychose dans la ville de Conakry et dans tout le pays de 1970 à 1971, et bien après. Cependant, il n’avait pas atteint l’objectif cardinal de sa mission : la prise du pouvoir à Conakry. Sur le plan militaire, le FNLG avait perdu sept hommes et enregistré plusieurs prisonniers.
Gains et Pertes du Régime du PDG
Sur le plan politique, la direction du PDG avait adroitement obtenu des gains. 1) en se présentant comme victime de campagne de reconquête coloniale, il s’était attiré le soutien de quelques pays voisins tel que le Mali sous Moussa Traoré, alors ; et le Libéria, sous William V. S. Tubman. 2) il avait aussi eu le soutien des Nations Unies, de l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA) et, bien sûr, de l’Union Soviétique de Leonid Brejnev et de la Chine de Mao Zedong. Mais son plus grand gain (machiavélique ?) sera le dépistage ou la création (ou un mélange savant des deux) de la 5ème colonne guinéenne. La cinquième colonne guinéenne inclura toutes les personnes, nationaux et étrangers, qui seront supposées, à raison ou à tort, d’être de connivence avec les commanditaires de l’agression. Cette conception de 5ème colonne sera l’instrument qui permettra à la direction du PDG de liquider ses ennemis réels et imaginaires (Kaké, 1984 ; Goerg, 2000).
S’agissant des pertes, la Guinée aurait enregistré près de 500 morts, selon les autorités de Conakry ; environ une soixantaine de morts, selon des sources indépendantes. Ces victimes comprenaient des civils, des militaires et des miliciens, dont les chiffres exacts ne sont pas connus. Le camp militaire Samory Touré et le camp de garde Boiro avaient été investis et saccagés par les assaillants.
Conclusion
Il est difficile de rendre un jugement qui condamne de manière manichéiste le PDG ou le FNLG. Bien que l’attaque du FNLG contre la Guinée ait été constitutionnellement illégale, elle revêtait toutefois une légitimité car ses membres étaient des Guinéens qui contestaient la politique du PDG. Puisqu’il n’y a avait aucun mécanisme de dialogue politique entre le pouvoir et l’opposition, les membres du FNLG n’avaient que la force comme moyen de recours. De son côté, le PDG aurait dû rester passif face à l’invasion militaro-politique qui mettait l’intégrité de son territoire et la souveraineté de son état en cause ? La réponse est évidemment non ! Ce qu’on lui reprocherait, c’est la nature extrajudiciaire des arrestations, fondées ou non, des « membres de la 5ème colonne », ainsi que leur traitement inhumain pendant leur détention, exécution et enterrement dans les fosses communes.
Analysant leur tumultueuse histoire, nombre de Guinéens admettent que les turbulences politiques que la Guinée a connues de 1958 à 2011 tirent leurs origines des types de systèmes politiques dont chacune des républiques successives a fait usage pendant 50 ans. Ces systèmes sont mal adaptés aux normes de nos sociétés culturellement composites qui ont, par conséquent, des échelles de valeurs différentes. Par exemple, le type de régime qu’on désignait comme étant plus ou moins du type « collectiviste », sous le PDG avait instauré un modèle de gestion politique qui était en porte-à-faux avec les échelles de valeurs de leadership propres aux différentes communautés qui composent la Guinée. Il en est de même de la démocratie initiée en 1990. En effet, ce modèle de démocratie occidentale coulisse avec des difficultés dans les moules de leadership propres à chacune de ces sociétés.
Pour éviter la répétition d’événements dévastateurs comme ceux de novembre 1970, il faudrait que les Guinéens remodèlent les institutions qui régissent leur Gouvernement et redéfinissent leurs structures de fonctionnement. Par-dessus tout, Il faudrait qu’ils introduisent, et entretiennent la culture de la démocratie qui repose essentiellement sur la tolérance de divergences politiques ainsi que la diversité d’opinions. Ces mesures, entre autres, définiraient, dans une large mesure, un style de gouvernance acceptable par la majorité des Guinéens parce qu’étant plus approprié.
L’amalgame de cultures politique – hérités du leadership colonial, de la théocratie du Fouta, du système de leadership unitaire du Mandingue et de la multiplicité de micro-pouvoirs dans le Sud-Guinée – à légué à la Guinée une culture politique hybride. C’est pourquoi, il serait bien d’envisager le modèle de démocratie consensuelle de type Suisse, pays où coexistent d’une part les ethnies allemandes, françaises, italiennes et romanes, pratiquant diverses religions comme le catholicisme et le protestantisme. Malgré ces diversités ethniques et religieuses, la Fédération Suisse figure non seulement parmi les pays les plus stables au monde mais également dispose d’une des plus fortes économies en Europe. Mais dans le climat socio-politique actuel qui prévaut en Guinée, tout effort de reformulation du système de gouvernement doit commencer par la réconciliation des différentes franges politiques. Une réconciliation des forces politiques guinéennes est la condition cardinale de réussite notoire du gouvernement actuel – et futurs – dans sa tâche herculéenne de : 1) renforcement de l’Etat qui est fragile suite à plusieurs décennies de dysfonctionnement, et 2) relance de l’économie qui git dans un marasme évident.
Il est à retenir que la démocratie, comme tout type d’organisation sociale ou politique, prend du temps pour être construite. La démocratie Suisse, citée ci-dessus comme modèle pouvant être adapté au contexte guinéen, a été forgée pendant plusieurs siècles par les peuples suisses. Cette œuvre a été réalisée avec intelligence et courage politiques.
Pour conclure, les Guinéens de toutes obédiences sociales et politiques devraient jumeler l’action avec la réflexion dans leurs démarches de résolution des problèmes politiques de la Guinée. Aussi, retenons que ni une frange ethno-régionale ni un parti politique ne devrait s’estimer être le détenteur de la vérité absolue, en matière de politique nationale. C’est ensemble que les Guinéens bâtiront un nouvel ordre social, politique et économique dans leur pays.
Antoine Akoï Sovogui Sovogui@aol.com« > Sovogui@aol.com
Références
Diallo, Alpha-Abdoulaye (2004). Dix ans dans les geôles de Sékou Touré, ou, La vérité du ministre. Editions L’Harmattan. ISBN 2747574938.
Faligot, R. & Krop, P. (1985). La Piscine: Les Services Secrets Français, 1944-1984. Paris: Edition Seuil.
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